Plongé parmi une poignée de personnes probablement partagées entre l’envie de profiter et le parfum prodigieux des poulardes posées sur le buffet qui picotaient leurs papilles, Nathaniel patientait paisiblement en piochant et picorant dans les petits plats. Parfois, en présence de la population de Pearl Trees, le pauvre pêcheur se présentait avec pudeur mais ce soir, il allait prouver qu’il n’était pas le pathétique prisonnier du passé de son père. Personne n’aurait été partant pour parier une pièce sur le paria local, pourtant, ses proches pouvaient prédire qu’il ferait son possible pour prendre la première place du prochain concours. Lorsque son prénom fut prononcé, il parcourut avec prudence les quelques mètres le séparant des prochains participants. Perplexes mais pressés de se prêter au jeu, ils prétendaient tous aux points de la victoire.

Sans vouloir paraitre prétentieux, Nathaniel n’était pas persuadé que son pote Alex puisse potentiellement viser le sacre, il était loin du physique de pachyderme prêt à ingurgiter des portions de tartes à la pelle, mais peut-être pouvait-il pourtant le plumer s’il était poussé par le public. A proximité, la pétillante Davina se préparait à se péter la panse de parts de tarte au potiron. A leurs côtés, un brun qu’il salua poliment et la piquante Rosie, parfaite prétendante à une bourse d’études et douée pour potasser ses partiels, mais probablement pas prédestinée à une prestation prestigieuse dans un concours de bouffe. Sous pression, la tension était palpable et lorsqu’on les pria de se mettre en place, Nathaniel se précipita vers le plateau et attendit le coup d’envoi, comme s’il partait en pole position d’une course automobile.

La cloche retentit, les protagonistes se dépêchaient de gober toutes ces pâtisseries, et Nathou pensait bien pouvoir pulvériser ses adversaires. C’était probablement puéril de sa part de faire de ce concours une priorité mais il voulait réaliser une belle prestation pour enfin sortir de cette pénitence qu’on lui infligeait depuis neuf ans. Paré à la possibilité de mettre à mal son estomac et de risquer des problèmes, il continuer de porter des parts à sa bouche tel un robot, concentré sur son objectif plutôt que sur sa performance. Il y avait réfléchi, il était primordial de procéder progressivement, enchainant petit à petit les parts sans se plaindre. Puis chaque nouvelle bouchée commença à le piquer comme un poison, il était en mauvaise posture à présent, mais il s’était promis de ne pas écouter sa peine et de continuer quoiqu’il arrive, de puiser dans ses principales réserves afin de réaliser une belle prouesse. Les autres prétendants avaient l’air de prendre autant de plaisir que lui dans cette épreuve,  et même s’il commençait à devenir pâle, il ne se pardonnerait pas s’il abandonnait, sans parler de son équipe sûrement passablement énervée s’il baissait les bras. Il avait toujours eu une personnalité paradoxale, aventurier mais raisonnable, portrait craché de sa mère mais pourtant devenu le pestiféré suite au tôlé qu’avait provoqué la folie de son paternel, un vrai préjudice alors qu’il n’était encore qu’un adolescent.

Native de Pearl Trees, Rosie s'était toujours montrée naïve et participait naturellement aux activités proposées lors d'évènements notables, persuadée qu'elle finirait bien par gagner, nécessairement. Les logarithmes népériens et la natation étaient loin désormais et elle se devrait de remporter cette partie pour son équipe, décidée à neutraliser ses adversaires, naviguant néanmoins dans le néant alors qu'elle espérait ne pas se heurter à un naufrage ou pire encore, à une noyade. La norme voulait qu'ils ne négligent aucun aspect de cette épreuve et elle était prête à se battre jusqu'au bout. La nuit allait bientôt tomber et l'air frais, nocturne, faisait frissonner ses frêles épaules. Rosie refusait de se montrer négative et elle allait nûment nier les tentatives de diversion qu'elle nourrissait à l'égard des membres des autres équipes. La négociation était vaine, une nécessité, naturellement, mais tout de même vaine. C'était de bonne guerre !

Elle espérait toutefois ne pas être trop nauséeuse puisqu'elle se voulait novatrice. Les filles pouvaient gagner, elle en était persuadée, mais personne ne pouvait plus douter de l'ego national surdimensionné des garçons. Rosie se voulait optimiste, mais elle n'était pas non plus une nigaude, les garçons mangeaient davantage et elle était convaincue qu'il n'y avait absolument aucune façon de leur nuire, trop concentrés qu'ils allaient être pour remarquer ne serait-ce qu'une nacelle garnie de jolies filles complètement nues. Quoique ... La table était déjà nappée d'un mince tissu dans le but certain de faciliter le nettoyage et elle se mordit la lèvre en jetant un coup d'oeil aux tablées voisines, narguant ainsi d'une oeillade amicale les gens qu'elle connaissait déjà. Ses narines étaient déjà prêtes, titillées par l'odeur loin d'être nauséabondes des tartes à la citrouille. Elle voyait parfois certains des organisateurs faire la navette et naviguer difficilement entre les différentes tablées.

Lorsque son prénom fut nommé, elle quitta sa table, soudain un peu nerveuse. C'était navrant, elle avait déjà des nausées. La nervosité la gagnait et elle dut se calmer afin de se diriger noblement vers la nourriture qui l'attendait, néanmoins impatiente à l'idée de rejoindre les autres concurrents. Vêtue d'une robe parée de fines nuances rappelant la couleur de la neige, naturelle alors qu'un pendentif était attaché derrière la nuque et qu'une natte bien nette ramenait ses cheveux en arrière, la jeune fille n'était plus une néophyte et se voulait même parfois nostalgique lorsqu'elle considérait les numéros auxquels elle avait déjà pris part. Nonchalante, elle prit place sur son nichoir et observa d'un oeil délicat les nombreux compétiteurs. Pour une fois, elle ne devait penser qu'à son nombril et espérer ingérer une grande quantité de nutriments en un temps record. Les tartes à la citrouille n'étaient pas très nutritives, mais Rosie savait qu'elle ne devait rien négliger et que ses nerfs allaient devoir tenir le coup. Son estomac aussi ! Le niveau était élevé, mais elle refusait de visualiser une défaite. Nettement, elle se voyait triompher !

Lorsqu'on les comparait toutes les deux aux trois garçons de leur groupe, les filles n'avaient clairement pas le même gabarit, ni même les mêmes gênes. Ils auraient pu se montrer galants en leur laissant une chance de gagner, mais Rosie savait qu'ils ne prendraient pas de gants et qu'ils ne leur feraient pas de cadeaux afin de se garantir et de mettre le grappin sur une victoire qu'ils n'étaient pas prêts à gaspiller. Cette épreuve resterait à tout jamais gravée dans sa mémoire et elle espérait simplement ne pas se retrouver avec une gastrite à force de gourmandise et de gamineries.

Gargantuesques, les parts de tarte étaient bien trop grandes et géantes et Rosie se sentit grimacer à l'idée de gober tout ça. Décidément, elle ferait une overdose de glucides et de glucose, d'autant plus qu'elle ne pourrait sans doute pas manger un gramme de gâteau, de gaufre de galette ou de glace - sans compter la garniture ! - pendant des lustres. Rosie ne se comportait généralement pas comme une garce, contrairement à certains jeunes de sa génération, mais elle ne ferait pas non plus preuve de générosité et de gentillesse et ne put s'empêcher de regarder à sa gauche alors qu'elle sentait déjà son estomac gargouiller et émettre de petits gazouillis. Ses genoux bien droits sous la table, elle n'avait pas été prête à gager une victoire et se félicitait de ne pas l'avoir fait, la gorge sèche. aucune gemme n'était à gagner, elle ne jouait pas non plus pour son gagne-pain, mais elle avait envie d'aider son équipe à remporter la gloire.

La première part de tarte au goût gélatineux qu'elle goba et goûta lui fit chauffer les ganglions, mais elle se concentra sur toute cette quantité de galactose qu'elle se devait d'ingérer, heureuse de voir qu'ils avaient même droit à un peu d'eau gazéifiée pour supporter tout ça. Malgré le mélange parfaitement lisse de la tarte à la citrouille - les graines n'étaient nulle part en vue - elle savait que cette épreuve n'avait rien de glorieux ou de glamour et que ce n'était vraiment pas le temps de faire preuve de grâce telle une girouette pleine de gestuelle. C'était presque gênant de voir qu'elle galérait déjà avec sa deuxième pointe, mais elle ne gâcherait pas cette opportunité de remporter la victoire. Pas de gaffe, son géniteur serait tellement fier d'elle, malgré tout ! Certains gamins criaient en gambadant ici et là, mais la jeune fille n'écoutait rien de la gamme plutôt étroite de sons qui lui venaient à l'oreille. Même si elle adorait les enfants, ce n'était pas son genre de gérer une garderie ou de garder les petits des autres qui prendraient un malin plaisir à lui balancer des galets s'ils n'étaient pas contents ou à la viser avec l'un de leurs gadgets.

Désormais, c'était le temps de tout faire afin de prouver que la génétique des filles pouvait leur permettre de remporter une épreuve auparavant reconnue comme étant masculine !

• L’effervescence et l’engouement autour de cette épreuve étaient extraordinaires, les équipes encourageaient leur représentant de manière exemplaire et l’efficacité de l’effusion entrainait chacun à s’empifrer avec entrain. Exalté par son entrée en matière, le pêcheur d’espadons espérait enchainer, son excitation empiétant sur son envie de vomir. Pourtant exténué, il espérait éventuellement s’emparer du titre d’empereur de l’événement et s’enivrer ensuite dans un endroit à l’écart avec la jolie rousse qu’il aurait évidemment ensorcelé. Vu de l’extérieur, Nathaniel n’était qu’un jeune être enseveli sous les erreurs du passé, à qui l’on donnait un peu d’estime lorsqu’il revenait de son embarcation avec des éperlans, des églefins ou des engraulidaes, éventuellement même des écrevisses, des encornets, voire des escargots de mer ou des echinodermes du style des étoiles de mer. Ce soir, il était effectivement emporté par l’ivresse de la foule et l’enfantillage de l’exercice, il n’allait pas essayer d’esquiver sa tâche mais bel et bien s’exécuter. De toute évidence, il allait effectuer son possible pour au moins gagner l’estime des autres mais essentiellement de lui-même, effacer cette image d’effronté et empocher les trois points. Tout le monde avait l’air emballé par le jeu et Nate enfonça la tête dans son assiette. Inutile de préciser qu’il aurait dégusté avec plus d’enthousiasme une énorme entrecôte ou une escalope entourée d’échalotes grillées, accompagnée d’épinards bien essorés. Les yeux écarquillés, il continuer d’engloutir les parts, effrayé à l’idée de voir son estomac exploser. Les secondes s’écoulaient et il s’entêtait pourtant à expédier les parts dans son clapet, endommageant surement ses organes digestifs. Ilallait finir par cracher ses entrailles s’il continuait. La nausée ne s’estompait pas, il sentait un espèce de dégoût s’emparer de lui, allait-il s’écrouler maintenant ? « Enfoiré, tu exagères, tu vas mettre ton équipe dans l’embarras. » Les derniers instants semblait être une éternité, mais lorsque la fin de l’épreuve fut annoncée, il envoya un clin d’œil à Hanaé qui l’espionnait de son côté, puis s’exila dans un coin, évitant ainsi de trop s’entremêler à la foule. Il avait fait l’effort de participer mais il ne valait mieux pas exagérer, à moins de risquer d’envenimer la situation et de devenir exécrable. Une fois la pression retombée, Nathaniel se demandait bien comment il avait pu se laisser enrhumer de la sorte et ainsi faire une entorse à ses principes. Habituellement, il s’enracinait sur sa chaine, mourrait d’ennui et s’extasiait secrètement devant l’espièglerie des autres habitants, encanaillés comme jamais et s’empiffrant d’éclairs, d’entremets, de desserts exquis aux éclats de noisettes avec des petits extras de sauce chocolat. Excepté quelques personnes, il estimait que les habitants de Pearl Trees étaient exaspérants, à l’étroit dans leur vie rangée, excluant toute excentricité. Pour lui, il fallait tous au moins les expédier ailleurs eux et leur esprit encrassé, après tout, il avait autant de respect pour eux que pour des excréments d’éléphants. Ils avaient fait de sa vie un enfer, et ce soir, ils allaient pouvoir s’excuser et l’encenser quand il emporterait le trophée.