Depuis quatre ans, Jude vivait dans la peur constante de ne plus pouvoir se débrouiller seule un jour. Personne ne pouvait savoir si le Parkinson allait prendre totalement possession d’elle ou si elle allait rester à un stade acceptable. Personne ne pouvait dire si elle allait perdre le contrôle d’elle-même tôt ou tard, et cette perspective la terrorisait. Elle avait perdu tant de choses depuis l’annonce de sa maladie… Tant d’amis. Elle ne se plaignait que très rarement, si bien qu’en général, même son frère ignorait sa souffrance. Elle se sentait désespérément seule, et ça, rien ne pourrait le changer. Son frère était toujours là pour elle, certes, mais ce n’était plus suffisant. Etait-ce trop de demander plus ? Etait-ce égoïste ? C’était ce qu’elle s’était mise à penser en tout cas.

Ces derniers temps, elle passait ses journées enfermée chez elle à peindre sans s’arrêter. Elle n’avait plus envie de sortir de chez elle, elle était dans sa période un peu dépressive et dans ces moments-là, mieux valait se tenir à l’écart. Gabriel ne venait pas la voir cette semaine, sachant que s’il avait le malheur de venir, ça risquait de mal tourner. Lorsque Jude était dans cet état, elle était méconnaissable : elle rageait contre tout, elle exprimait sa colère et sa peine à travers la peinture, plaçant une toile au sol et peignant avec ses mains, sans utiliser un seul pinceau. Le but était de se défouler, d’extérioriser tout ce qu’elle avait sur le cœur, ce qu’elle faisait plutôt rarement et, en général, seule.

Ce matin, elle s’était encore une fois levée d’un mauvais pied, râlant comme jamais en quittant son lit, se cognant même le pied contre sa commode, elle injuria celle-ci avant de filer dans sa salle de bain prendre ses multiples cachets. Il y en avait tellement… Elle se demandait parfois si ce n’était pas dangereux d’avaler autant de pilules, mais elle le faisait chaque jour, bien sagement, histoire de tenir assez longtemps sans péter un câble. Elle s’habilla rapidement, sortant un vieux jean déjà plein de peinture et un pull tout autant abîmé, puis, sans même prendre de petit déjeuner, installa une grande toile blanche sur une bâche dans son atelier, pots de peinture à proximité. Elle inspira profondément, déjà en colère sans vraiment de raison, fit craquer ses doigts, et trempa ses mains dans la peinture avant de se jeter sur la toile en criant légèrement. Elle frappait, elle dessinait, elle se défoulait complètement.

Elle exprimait toute sa solitude, maudissant ceux qui avaient osé l’abandonner, et parmi eux, Vithanie, sa meilleure amie à l’époque, celle avec qui elle avait autrefois tout partagé. Même elle était partie. Jude lui en voulait terriblement. Elle ne lui pardonnerait pas, jamais. Elle avait récemment appris que Vithanie avait eu un accident et s’était retrouvée à l’hôpital, et malgré le pincement au cœur qu’elle avait ressenti à cette idée, elle n’était pas allée lui rendre visite. A quoi ça servirait après tout ? Elles n’étaient plus amies et ne s’étaient pas vues depuis quelques années. Lorsqu’elles se croisaient dans la rue, Jude se faisait un plaisir de l’ignorer, souffrait toujours de sa disparition.

En pensant à ça, elle se mit à frapper plus violemment sa toile, pleurant par la même occasion, complètement folle de rage, si bien que la toile finit par se déchirer. Elle souffla, épuisée, puis sortit un bref juron et se releva finalement, abandonnant l’idée de continuer à peindre. Combien de temps avait passé depuis qu’elle avait commencé ? Elle n’en savait rien. Elle se lava les mains et soudain, la sonnette retentit. Qui était assez fou pour venir la voir ? Elle s’essuya rapidement les mains, toujours pleines de peinture, tout autant que son visage d’ailleurs, et alla ouvrir la porte. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant Vithanie devant elle, en béquille, la saluant presque timidement ! A sa vue, Jude se ferma. Déjà qu’elle était en colère, la voir ici ne faisait qu’amplifier sa rage. Elle croisa les bras et soupira, évitant son regard. « Qu’est-ce que tu fais là ? T’as des remords peut-être ? » Elle était de mauvaise humeur, et dans ces moments-là, elle ne jouait pas la comédie, elle ne souriait pas, et n’essayait pas d’être sympathique. Il allait falloir s’accrocher. Elle ne la ferait pas entrer si facilement.

Autrefois, Vithanie et Jude étaient les meilleures amies du monde. Elles partageaient tout, elles se disaient tout, elles s’aidaient l’une et l’autre du mieux qu’elles le pouvaient, et lorsque l’une était triste, l’autre s’empressait de courir à son secours. Oui, autrefois, on aurait pu dire que leur amitié était sans limite. Personne n’aurait pu dire qu’elle se terminerait si brutalement, à cause de la maladie de Jude. Elle-même, elle aurait cru que sa meilleure amie l’aurait soutenue jusqu’au bout, qu’elle s’en serait sortie parce qu’elle aurait été entourée, mais ses parents l’avaient laissée de côté, son petit-ami de l’époque aussi. Pendant un temps, il n’avait plus resté que son frère et Vithanie. Puis celle-ci avait fini par craquer. Elle s’était retrouvée presque seule. Elle n’avait pas vraiment compris pourquoi tout le monde autour d’elle se mettait à s’éloigner. Elle leur en voulait, à tous. Elle les détestait tous autant qu’ils étaient. Quant à Vithanie, elle ne lui avait jamais pardonné, et sans doute qu’elle ne le ferait jamais.

Elle avait encore en mémoire leurs vacances passées ensemble à noter certains types qui passaient, à rire de certains, à baver sur d’autres, à s’imaginer un avenir. Elle se souvenait que Vithanie voulait d’elle comme demoiselle d’honneur. Ce jour-là, Jude avait simplement souri, contente qu’elle pense à elle. Elle ne se doutait pas à l’époque qu’elles ne vivraient certainement pas ce jour ensemble. Jude, elle ne se marierait certainement pas. Puisque depuis quelques temps, aucun homme ne semblait assez amoureux pour demeurer auprès d’elle malgré le Parkinson. Oui, elle ne serait certainement pas celle qui se marierait, et au fond, elle s’en fichait. Une seule fois, elle avait imaginé son mariage. Rien qu’une fois. Et ça n’avait certainement pas duré assez longtemps pour que l’idée soit réellement poussée. Elle était bien jeune à l’époque, et le Parkinson ne faisait même pas encore partie de sa vie.

En ouvrant la porte, Jude fut surprise de voir Vithanie qui la saluait en béquilles. Le visage encore barbouillé de peinture, la peintre se ferma aussitôt. Elle qui était déjà énervée, folle de rage même, c’était le summum. Vithanie n’était certainement pas la première personne qu’elle aurait voulu voir. Elle n’avait aucune intention de la laisser entrer. Elle lui répondit sèchement, sans un sourire, sans même la saluer en retour, sa rancœur ne disparaissant jamais. Elle en avait assez de sourire pour camoufler tout ce qu’elle pouvait bien ressentir. Vithanie l’interrogea alors, comme si de rien n’était, comme si leur amitié tenait toujours et que Jude avait commis une faute impardonnable en ne lui rendant pas visite à l’hôpital. Elle avait entendu parler de son accident, elle s’était inquiétée pour elle quelques jours, puis s’était faite une raison. Après tout, elles n’étaient plus amies. Elle croisa les bras sans répondre, laissant la blessée terminer de parler. A sa dernière réplique, Jude rit amèrement. Elle se payait sa tête ?

Elle finit par soupirer avant de répondre, sur le même ton froid qu’au départ. « Oui, on m’a dit pour ton accident. Tu veux que je te dise quoi ? Tu crois que j’allais venir te voir après tout ça ? Tu croyais que cet accident allait tout effacer ? Toi et moi, on n’a plus rien à faire ensemble. On était amies, mais c’est du passé. C’est de ta faute en plus. Et si tu en oublies même les remords, c’est que ça ne compte pas tant que ça pour toi. Je vois même pas pourquoi tu viens me voir après tout ce temps. » Elle fronça les sourcils en tapant légèrement du pied, signe qu’elle était agacée. « Maintenant, comme tu le vois, je suis occupée, alors fais vite si tu as quelque chose à dire. J’ai pas de temps à perdre. » Elle montra son habit prévu exprès pour la peinture, plein de tâches, signifiant qu’elle avait des tas de choses à faire. En réalité, elle avait surtout envie de se débarrasser d’elle. Avec la toile déchirée et la peinture alentour, son loft ressemblait désormais plus à un squat qu’autre chose. Elle n’avait même pas envie de retourner à l’intérieur. Et pourtant, il allait bien le falloir.

Jude se souvenait encore avec nostalgie parfois de son amitié avec Vithanie, et d’à quel point elles étaient proches. A l’époque, on aurait dit que rien n’aurait pu les séparer, elles avaient été inséparables, comme les deux doigts d’une seule main, à faire les quatre-cents coups ensemble et se raconter tous leurs secrets. Elles avaient été unies, comme deux sœurs, passant parfois une semaine chez l’une, puis la semaine suivante chez l’autre, partant même en vacances ensemble, d’abord avec leurs parents, puis seules. A leurs dix-sept ans, elles étaient même allées à Los Angeles, où Jude avait rencontré Mason. C’était d’ailleurs Vithanie qui l’avait encouragée à sortir avec lui, et lorsque l’été fut terminé, ce fut elle qui la consola de cette séparation douloureuse. Vithanie avait toujours été là pour elle, et vice versa, jamais elles n’auraient pu deviner que la maladie de Jude allait causer leur perte.

Depuis ce jour où Vithanie l’avait, selon son point de vue, abandonnée, la malade lui en avait toujours voulu. Elle n’était certainement pas prête à lui pardonner. Lorsqu’elle avait entendu parler de l’accident, son premier réflexe avait été de s’inquiéter pour elle. Et pourtant, elle n’avait rien fait, elle n’était pas allée la voir. Pendant quelques secondes elle avait oublié toute sa rancœur et ne semblait se souvenir que de leur si belle amitié, puis la réalité avait refait surface et elle s’était dit qu’elle n’avait pas à la voir, puisqu’elles n’étaient plus amies, et ce depuis quatre ans déjà.

Voir son ancienne amie devant la porte lui rappelait tout le mal qu’elle avait pu lui faire. Alors, aussitôt, son visage se ferma et elle lui parla si froidement qu’elle s’étonna elle-même. Ce n’était pas sa journée, et Vithanie venait remuer le couteau dans la plaie. Qu’espérait-elle ? Qu’un accident allait tout changer ? Que Jude allait lui pardonner d’un seul coup ? Il en était hors de question. Elle avait eu bien trop mal. Elle ne comprenait même pas pourquoi son ancienne meilleure amie venait la voir après autant de temps. Après tout, désormais, chaque fois qu’elles se croisaient, elles prenaient grand soin de s’éviter. C’était illogique, et Jude ne se priva pas de le lui rappeler, froide et amère. Vithanie ne sembla pas comprendre ce qu’elle venait de dire, ce qui énerva encore plus la peintre. Se moquait-elle ? « C’est ça, fait comme si tu ne savais rien. » Elle soupira, puis signala qu’elle avait autre chose à faire, prête à lui claquer la porte au nez pour être tranquille. Remuer les vieux souvenirs ne lui faisait jamais du bien.

Cependant, alors qu’elle s’apprêtait à retourner à l’intérieur, dans son loft plein de solitude, Vithanie retint la porte avec une de ses béquilles. Jude la regarda d’un air froid et outré, enragée. Qu’est-ce qu’elle cherchait ? Avant qu’elle n’ait eu le temps de l’envoyer balader, la brune continua son discours, retenant l’attention de Jude, qui fronçait les sourcils, sévère. Elle avait tout oublié ? La malade resta bouche bée sur le pas de la porte. C’était une blague ? Elle chercha même naïvement les caméras cachées, sans en trouver une seule. A quoi elle jouait ? « Tu as tout oublié ? Ah, c’est tellement facile hein. Laisse-moi te donner une piste : Tu m’as laissée tomber au moment où j’avais le plus besoin de toi. Je te laisse le loisir de découvrir pourquoi, c’est tellement amusant ! » Elle était cruelle, méchante, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Quoi qu’il arrive, la rancœur serait toujours là. Elle ne pourrait pas pardonner à ceux qui l’avaient si facilement abandonnée. Ce n’était pas pour rien qu’elle refusait toute discussion avec ses parents. Ils ne cherchaient pas vraiment d’ailleurs. Bras croisés, l’air mauvais, elle se rapprocha de Vithanie, dans un geste presque théâtral. « Tu as peut-être oublié, mais pas moi. »